L'alpiste roseau (Phalaris arundinacea L.) est une espèce adaptée au littoral du lac Saint-Pierre. Elle peut être utilisée comme source de fourrage et sa biomasse résiduelle en fin de saison peut être utilisée par les poissons pour y déposer leurs œufs lors de la crue printanière. Une régie plus intensive favorise la production fourragère (6974 kg MS/ha), tandis qu'une régie moins intensive produit des rendements en fourrages moindres (2600 kg MS/ha) mais maximise la biomasse résiduelle à l'automne (6271 kg MS/ha). La régie à favoriser dans le littoral devra tenir compte des besoins agricoles et des besoins fauniques.
Introduction
Le lac Saint-Pierre est situé au Québec dans le fleuve St-Laurent entre les villes de Sorel-Tracy et de Trois-Rivières. Ce lac a une superficie de 500 km2 et est caractérisé par une zone littorale d'environ 28 000 ha qui pour une période au printemps, en moyenne aux deux ans, devient submergé suite à l’élévation du niveau d'eau causée par la fonte des neiges (Bourgeois et coll. 2019).
Historiquement, les plantes fourragères ont déjà été une culture importante dans le littoral du lac Saint-Pierre. Les superficies en plantes fourragères ont cependant diminué au cours des dernières décennies au profit de cultures annuelles, principalement le maïs (Zea mays L.) et le soja (Glycine max (L.) Merr.) (Richard et coll. 2011). Malgré leur déclin, les plantes fourragères ont un plus grand potentiel dans les zones littorales en termes de services écologiques. La présence de résidus de cultures enracinés au printemps durant la période d'inondation procure en effet à certains poissons, en particulier la perchaude (Perca flavescens Mitchell), un environnement et un substrat qui répond à leurs besoins pour leur fraye et leur alevinage (de la Chenelière et coll. 2014). Un lien a été en parti établi entre la diminution des populations de perchaudes dans le lac Saint-Pierre et la diminution des superficies en cultures pérennes et de la végétation qu'elles fournissent au printemps lors de la crue.
En mars 2022, la règlementation provinciale concernant la gestion des zones inondables, des rives et du littoral, et donc de la production agricole dans le littoral du lac Saint-Pierre, a été modifiée en partie afin de réduire l'impact des activités agricoles sur la faune du lac. Cette règlementation impose un minimum de 10 % des superficies en cultures pérennes, telles que les plantes fourragères (Gouvernement du Québec 2022). La nouvelle réglementation requiert également qu'une proportion minimale des superficies cultivées, qui atteindra 60 % en 2027, soit couverte par des végétaux enracinés; les plantes fourragères répondent pour la plupart à ce critère. Dans ce contexte, les plantes fourragères seront appelées à jouer un plus grand rôle dans le littoral du lac Saint-Pierre. Leur productivité dans cet environnement particulier est cependant peu documentée et il y a de plus peu d'informations concernant la régie qui permettra de répondre aux besoins des producteurs agricoles et à ceux de la faune.
L'objectif de ce projet était d’évaluer le potentiel agronomique et faunique de prairies d'alpiste roseau (Phalaris arundinacea L.) lorsque cultivées dans les zones inondables du littoral du lac Saint-Pierre et d'identifier une régie optimale dans cet environnement. L'alpiste roseau est une espèce fourragère adaptée aux milieux humides et son choix motivé par sa présence naturelle dans le littoral.
Matériels et méthodes
Des parcelles de 3 × 7 m ont été délimitées au printemps 2021 dans deux prairies d'alpiste roseau (>5 ha) semées en 2018 et qui étaient très bien établies. La première était située sur la rive nord du lac Saint-Pierre à Maskinongé et l'autre sur la rive sud à Baie-du-Febvre. Les parcelles délimitées furent assignées à un dispositif expérimental en blocs complets aléatoires. Les traitements étaient constitués de régies de culture incluant (i) une récolte sans fertilisation azotée, (ii) une récolte suivie d'une fertilisation azotée (100 kg N/ha), (iii) deux récoltes dont la première fut suivie d'une fertilisation azotée (100 kg N/ha), (iv) deux récoltes dont la première (60 kg N/ha) et la deuxième (40 kg N/ha) furent suivies d'une fertilisation azotée. Le nombre de parcelles établies fut donc de 4 régies × 4 blocs × 2 sites pour un total de 32 parcelles.
Les fertilisations azotées ont été manuellement effectuées à la volée en utilisant de l'urée. Les récoltes ont été effectuées en fonction du stade de développement de l'alpiste roseau en visant une première récolte au début de l’épiaison des plants. Les récoltes ont été effectuées le 7 juin 2021 et le 6 août 2021 à Baie-du-Febvre et le 10 juin 2021 et le 25 août 2021 à Maskinongé. À chaque coupe, la composition botanique [c.-à-d., proportion d'alpiste roseau et de mauvaises herbes] de chaque parcelle a été déterminée en récoltant la biomasse d'un quadra de 50 × 50 cm et en séparant par la suite chaque composante manuellement. Une fois séparée chaque fraction a été séchée et les proportions ont été déterminées sur une base de matière sèche (MS). Une bande de 60 cm de large par 5 m de long a été récoltée avec une mini-fourragère afin de déterminer le rendement de chaque parcelle et un échantillon de fourrage a été prélevé et séché afin de déterminer les rendements sur une base de MS. Ces mêmes échantillons ont aussi été utilisés afin de déterminer la valeur nutritive des fourrages [teneur en fibres insolubles au détergent neutre (FDN), teneur en fibres insolubles au détergent acide (FDA), protéine brute (PB), cendres, et la digestibilité de la fibre insoluble au détergent neutre (48 h) (FDNd48)]. Les analyses furent effectuées en utilisant la méthode de la spectroscopie dans le proche infrarouge (SPIR). Les mesures de biomasse à l'automne furent effectuées en la récoltant dans un quadra de 50 × 50 cm. Cette biomasse fut séchée afin de déterminer sa teneur en MS. La hauteur maximale de la végétation fut déterminée en effectuant 5 mesures dans le quadra avant la coupe, le recouvrement fut estimé visuellement dans le même quadra. Finalement, la hauteur Robel fut déterminée en utilisant un protocole établi (Robel et al. 1970). Cette mesure donne une indication de la densité de la végétation.
Les données ont été analysées en utilisant PROC GLM dans le programme SAS. Des analyses combinées incluant les sites ont été utilisées. Les sites et traitements de régie ont été considérés comme étant des facteurs fixes, tandis que les répétitions ont été considérées comme étant un facteur aléatoire. L'effet de tout facteur ayant une valeur P > 0,05 a été déclaré comme étant non significatif statistiquement.
Résultats et discussion
Les rendements totaux observés pour les deux récoltes et le rendement annuel ont été 40 % plus élevés en moyenne à Maskinongé qu’à Baie-du-Febvre; les mauvaises herbes étant plus présentes à Baie-du-Febvre (Tableau 1). Leur contribution au rendement annuel total fut de 19 % à ce site comparé à seulement 2 % au site de Maskinongé. Aucune différence n'a été observée entre les traitements de régie pour les deux récoltes, les rendements étant en moyenne de 2560 kg MS/ha pour la première récolte et de 4453 kg MS/ha pour la deuxième. L'absence de différences entre les traitements reflète le fait que les traitements furent différenciés suite à chacune des récoltes. En effet, les traitements azotés ont été effectués à la suite de chacune des récoltes. Les rendements fourragers annuels totaux ont cependant été différents selon les régies, étant en moyenne de 6974 kg MS/ha pour les régies à deux coupes et de 2600 kg MS/ha pour les régies à une coupe. Ces résultats reflètent la différence dans le nombre de récoltes effectuées. Les rendements observés avec la régie à deux coupes sont supérieurs à la moyenne fourragère provinciale de 5500 kg MS/ha pour 2013–2019 (Institut de la Statistique du Québec 2020) et comparables aux rendements annuels d'alpiste roseau rapportés dans les essais de cultivars réalisés dans les maritimes (7615 kg MS/ha; Gouvernement du Nouveau-Brunswick 2015), démontrant le potentiel de l'alpiste roseau lorsque cultivé dans le littoral du lac Saint-Pierre.
Tableau 1.
Rendements et valeur nutritive de prairies d'alpiste roseau à deux sites (Baie-du-Febvre et Maskinongé) dans le littoral du Lac Saint-Pierre.
Globalement, la valeur nutritive des fourrages récoltés fut faible, les teneurs annuelles moyennes en FDN et FDA étant entre autres très élevées (60 et 38 %, respectivement), au-delà de ce qui serait considéré comme étant optimal pour la plupart des utilisations en alimentation animale (Tableau 1; Van Saun 2013). Des différences entre les traitements de régie ont été observées pour les concentrations en FDA, en cendres et pour la digestibilité de la FDN du fourrage. La concentration moyenne en FDA était de 39,7 % de la MS pour les régies à 2 récoltes et de 37,4 % de la MS pour celles à une récolte. Une tendance similaire fut observée pour la digestibilité de la FDN qui était inférieure pour le fourrage issu des régies à deux coupes comparées à celui des régies à une coupe (33,1 vs. 34,5 % de la FDN). Finalement, le fourrage des régies à deux coupes avait les concentrations en cendres les plus élevées (10,1 %), celui issu de la régie à une coupe et une fertilisation azotée après la coupe avait une concentration intermédiaire (8,5 %) et les concentrations les moins élevées furent observées pour la régie à une récole sans fertilisation azotée (8,0 %). Des différences entre les sites furent observées, le fourrage récolté à Maskinongé ayant des concentrations en FDN et FDA et en protéines brutes moins élevées que ceux récoltés au site de Baie-du-Febvre. Ces différences pourraient être attribuées à des différences dans le stade de développement de l'alpiste roseau au moment de la récolte et (ou) dans la proportion des mauvaises herbes observée entre les sites (Tableau 1). Une régie plus intensive avec trois récoltes par année pourrait potentiellement contribuer à améliorer la valeur nutritive du fourrage.
À l'automne, les régies les moins intensives (une récole) étaient associées à une biomasse résiduelle et des hauteurs de la végétation (étirée et Robel) qui étaient supérieures à celles observées pour les régies plus intensives (deux récoltes) (Tableau 2). De plus, la fertilisation azotée suite à la récolte dans un système à une coupe a augmenté significativement ces valeurs. La régie à une coupe avec fertilisation azotée suite à la récolte a produit une biomasse résiduelle à l'automne de 6271 kg MS/ha, comparé à 4018 kg MS/ha pour la régie à une coupe sans fertilisation azotée, et à 677 kg MS/ha en moyenne pour les régies à deux récoltes. En outre, la régie à une récolte avec fertilisation azotée a produit une biomasse ayant une hauteur Robel de 70 cm comparé à 59 cm pour la régie à une coupe sans fertilisation azotée et de seulement 22 cm en moyenne pour les régies à deux récoltes.
Tableau 2.
Caractérisation automnale de la biomasse à la mi-octobre de prairies d'alpiste roseau établies à deux sites (Baie-du-Febvre et Maskinongé) du littoral du Lac Saint-Pierre.
Conclusions
Les résultats démontrent qu'une régie à deux récoltes avec fertilisation azotée après la première coupe maximise les rendements en fourrages. Cependant, cette régie plus intensive laisse peu de biomasse dans les champs à l'automne et potentiellement peu d'opportunités pour les poissons de déposer leurs œufs durant la crue et aux alevins de s'y développer. En contraste, une régie à une récolte et une fertilisation azotée à la suite de cette récolte maximise la biomasse résiduelle présente à l'automne. En théorie, cette plus grande biomasse devrait pouvoir fournir un meilleur environnement et un substrat pour les poissons qui frayent dans les zones inondables du lac Saint-Pierre. Il est important de noter que cette hypothèse devrait être confirmée en étudiant la relation entre la hauteur et la densité des fourrages et la densité d’œufs de poissons et d'alevins au printemps. Les résultats observés suggèrent que la régie à favoriser dans le littoral devra simultanément tenir compte des besoins agricoles et des besoins fauniques. Il faudra aussi considérer l'impact de la fertilisation azotée sur la qualité de l'eau du lac Saint-Pierre et du potentiel envahissant de l'alpiste roseau. En effet, l'utilisation d'azote dans le littoral pourrait mener à un plus grand lessivage d'azote qui pourrait potentiellement affecter la faune aquatique, tandis que l'utilisation de l'alpiste roseau pourrait réduire la biodiversité des espèces terrestres.
Remerciements
Nous tenons à remercier les producteurs agricoles qui nous ont permis d'utiliser leurs champs ainsi que les assistants de recherche et le technicien (Théo Allart, Parghat Gopal, Defne Helvacioglu, Francis Riendeau, Marc Samoisette) qui ont contribué à la prise de données et aux récoltes. Ce projet a été financé par le gouvernement du Québec dans le cadre du Pôle d'expertise multidisciplinaire en gestion durable du littoral du lac Saint-Pierre.